Cituation du mois de novembre 2019 (Cituation #40) :

« Il est désormais nécessaire de rappeler le ruban de Moebius qui existe entre la démocratie et l’individuation. Sans la seconde, il n’y a pas d’État de droit mais simplement son simulacre et la tentation toujours plus affermie de mettre en place un système populiste ou plus autoritaire encore. Si plurivoque soit le terme de populisme tant il recouvre une variété de situations, il contient néanmoins quelques invariants : le populisme est une critique des élites, la revendication de détenir le vrai sens du peuple. Le populisme saurait lui ce qu’est le peuple, les vraies gens, les petites gens, l’homme commun, le lésé depuis toujours, l’individu dans son plus simple appareil. Le populisme croit en son discours infaillible sur le peuple. En ce sens, il contredit la vocation faillible de la démocratie, au sens d’État de droit. Dès lors, la critique des élites n’est que l’avant-poste de la critique des intellectuels, voire du logos lui-même, tant la culture ne peut être selon lui que dominante et l’adjudant du pouvoir. De fait, s’il est difficile à déconstruire, c’est aussi parce qu’il s’appuie sur des vraies craintes de tout bon démocrate, quant à la servitude et à l’injustice qu’il subit parfois.  »

Cynthia Fleury, Les irremplaçables, p. 205, Editions Gallimard, Collection Folio Essais, Paris, 2015.

Quand une variété de situations ont toutes en commun certaines caractéristiques, des invariants, on est en face d’une notion, d’un concept, d’une situation à laquelle on peut donner un nom : dans notre exemple, le populisme. Ce sont bien ses caractéristiques communes qui donnent le sens au concept, à la situation. Et chacun peut ensuite reconnaître les situations particulières concrètes dans lesquelles le concept général s’applique. A quoi cela sert-il ? La connaissance nous sert à faire les bons choix, collectifs ou individuels : l’analogie entre situations du passé, leur généralisation, doit nous permettre d’expliquer, de connaitre, soit pour les reproduire, soit pour les éviter, les mécanismes qui peuvent nous mener à des situations souhaitées ou des situations désastreuses.

Mais qu’est-ce donc que l’individuation, ce concept central dans Les irremplaçables ? Pour Cynthia Fleury, s’individuer, c’est devenir sujet : « L’individuation est le processus critique d’avènement d’un sujet non préexistant en soi. » (ibidem, p. 189). L’individuation se distingue de l’individualisme :

« L’individualisme contemporain est une individuation pervertie au sens où l’individu est persuadé que la recherche de son autonomisation peut se passer de la production qualitative de liens sociaux, ou plutôt qu’il est possible de l’instrumenter pour son seul profit. »

Cynthia Fleury, Les irremplaçables, p. 199, Editions Gallimard, Collection Folio Essais, Paris, 2015.

Et pour revenir à la cituation du mois sur l’Etat de droit et le populisme :

« Or, la démocratie pour préserver sa qualité a besoin de l’engagement qualitatif de l’individu. Elle est le fruit des singularités préservées. Un processus d’individuation mis à mal et c’est là un sûr test d’affaiblissement de l’État de droit dans la mesure où ce dernier est par essence le maintien des conditions de possibilité de l’individuation. Ainsi préserver l’individuation – et non l’individualisme -, c’est nécessairement préserver l’État de droit et lui offrir les moyens de lutter contre sa propre entropie. Car il est de fait que l’individualisme résulte également de la démocratie. Seulement, à la différence de l’individuation, il enclenche sa décadence et fait naître à l’intérieur de la démocratie des forces antidémocratiques, d’autant plus difficiles à déjouer qu’elles sont parées de la légitimité démocratique. Or, si toute démocratie est populiste, tout populisme n’est pas démocratique. Le populisme prospère sur les ruines de l’individuation, sauf qu’il ne s’agit nullement d’entreprendre la restauration de l’Etat de droit et des modes d’individuation.   »

Cynthia Fleury, Les irremplaçables, p. 206, Editions Gallimard, Collection Folio Essais, Paris, 2015.

2 réflexions au sujet de « Cituation #40 »

  1. FB

     » La connaissance nous sert à faire les bons choix, collectifs ou individuels : l’analogie entre situations du passé, leur généralisation, doit nous permettre d’expliquer, de connaitre, soit pour les reproduire, soit pour les éviter, les mécanismes qui peuvent nous mener à des situations souhaitées ou des situations désastreuses. »

    Ou de l’importance des préjugés, à condition qu’on s’attache à les dépasser.

    Les méthodes bayésiennes nous montrent qu’en l’absence de préjugés sur le monde on ne peut rien apprendre sur le monde : que signifierait par exemple une expérience scientifique si on ne préjugeait pas (sous réserve de vérification ultérieure) du bon état de marche des instruments de mesure ?

    Pour juger d’une situation en dépensant le moins d’énergie possible, le préjugé (une généralisation non scientifique et donc hâtive, c’est-à-dire dépourvue de fondements suffisants) est une solution. Mais les préjugés doivent être dépassés et remis rapidement en question, faute de quoi il sont le signe d’une société vieillissante et rigidifiée, incapable de s’adapter et courant au final à sa perte.

    La situation est grave, mais pas désespérée…

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  2. lucky Auteur de l’article

    Merci pour votre commentaire.

    Il ne faudrait pas non plus considérer qu’il n’y a de vérité que scientifique et qu’en dehors du champ scientifique, il n’y aurait que préjugés et opinions sans valeur…
    Ce que j’établis pour vrai à un moment donné, je dois être prêt à le remettre en question dans
    une démarche rationnelle (qui ne peut pas être toujours scientifique selon le domaine) et sans mauvaise foi. Et dans une optique de vivre ensemble, cela m’importe tomber d’accord avec mes prochains pour décider collectivement, et cela sans fondement scientifique…

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