Cituation du mois de décembre 2017 (Cituation #17) :

«  La situation d’un être, au sens courant du terme, c’est la portion d’espace-temps qu’il occupe (son ici-et-maintenant propre), donc aussi son environnement et sa place, le cas échéant, dans une hiérarchie. C’est également, s’agissant d’un être humain, ce qu’il y fait. Par exemple quand on dit de quelqu’un qu’il a « une belle situation » : cela désigne moins un lieu qu’un métier, qu’une fonction, qu’un certain rang dans une hiérarchie sociale ou professionnelle. Toutefois l’usage philosophique du mot tend de plus en plus à se concentrer sur son acception sartrienne : être en situation, c’est être soumis à un certain nombre de données et de contraintes que l’on n’a pas choisies (être un homme ou une femme, grand ou petit, d’origine bourgeoise ou prolétarienne, dans tel ou tel pays, à telle ou telle époque…), mais que l’on reste libre d’assumer ou non. La situation, écrit Sartre, est un phénomène ambigu : c’est le « produit commun de la contingence de l’en-soi et de la liberté ». C’est donc notre lot, définitivement. Il y a toujours un monde, un environnement, des contraintes, des obstacles. Toujours la possibilité de les affronter ou de les fuir. C’est ce que Sartre appelle « le paradoxe de la liberté : il n’y a de liberté qu’en situation, et il n’y a de situation que par la liberté » (L’être et le néant, IV, I, 2, p. 568-569). »

André Comte-Sponville, Article Situation, dans Dictionnaire philosophique, p. 538, Presses Universitaires de France, 2001.

Nous finissons l’année fort avec cette magnifique cituation, tant sur le plan formel (six mentions du terme situation, et en plus une autre cituation imbriquée…), que sur le fond, qui nous rappelle que la situation est un concept philosophique important dans la philosophie sartrienne.

Une situation n’est pas qu’une position ou un ensemble de facteurs extérieurs donnés, elle inclut ou implique la dimension de l’action. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’elle est aussi un concept fondamental à mon sens des sciences cognitives : on pourrait même affirmer qu’une connaissance est un lien situation-action. En tout cas, cette dimension de l’action (qui inclut aussi le fait de décider de ne pas agir) en situation, soulève en philosophie la question du choix, du déterminisme, de la liberté… L’article de Comte-Sponville poursuit la réflexion sur ce sujet en utilisant des concepts qui échapperont au profane : « La situation est donc le corrélat objectif (déterminé, non déterminant) de ma subjectivité : c’est l’être propre de mon néant ». Quand je vous dit qu’on finit fort…

Dans ces réflexions sur la situation et sur la liberté, gardons bien en tête notre contexte qui est de capturer des connaissances dans un système informatique pour reproduire une expertise : dans ce cadre, le libre-arbitre n’a pas sa place. Toute incertitude ou choix aléatoire est le symptôme, soit d’un manque d’explicitation des connaissances, soit d’une réelle non-connaissance (ce qu’il faut également être en mesure d’accepter). Par contre dans la vraie vie et en philosophie, comme le précise la cituation du mois, la situation est le lieu d’expression du libre-arbitre.

Nous faisons l’hypothèse qu’il est possible de représenter les situations, en tout cas de les modéliser, même imparfaitement. Mais les philosophes peuvent arguer que cela est impossible :

 “Le concept de situation est caractérisé par le fait qu’on ne se trouve pas en face d’elle, qu’on ne peut avoir d’elle un savoir objectif. On est toujours placé dans une situation, on s’y trouve déjà impliqué et l’éclaircissement de cette situation constitue la tâche qu’on arrive jamais à achever.”

Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, p. 32, Editions du Seuil, 1976.

Gadamer poursuit en indiquant que « cet inachèvement ne tient pas à un manque de réflexion, mais résulte de l’essence de l’être historique que nous sommes. » Errare humanum est… La connaissance est possible, mais elle reste imparfaite, inachevée et avec une part de subjectivité. Mais il faut bien, à un moment donné, construire un modèle, même partiel, de la réalité : de la situation… Sinon, ce sera difficile d’agir sur le monde.

“L’appréhension de la situation est d’une telle nature qu’elle a déjà changé, aussitôt qu’elle rend possible l’appel à l’action et à un comportement.”

Karl Jaspers, La situation spirituelle de notre époque, Desclée de Brouwer, Paris, 1951.

Voilà qui va plutôt dans le sens de notre modèle : dès lors qu’une situation est appréhendée (donc éventuellement l’action associée exécutée) , elle change de nature, et nous voilà dans une nouvelle situation (passage au nos suivant…).

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