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Cituation du mois de janvier 2018 (Cituation #18) :

«  Il ferait mieux d’étaler sa tâche sur deux phases : 1° chercher à se comprendre lui-même (…/…) ; 2° s’étant compris dans son choix et sa situation originels, voir quelle prise et quelles possibilités d’action lui offre cette situation (qu’il lui reste à expliciter) sur un monde (qu’il lui reste à mieux connaître). Voilà qui commence à être clair ; et il s’aperçoit maintenant que s’il a tant nagé avant d’arriver à cette conclusion, c’est qu’il est retombé un moment dans l’un de ses travers les plus révélateurs : le goût de la connaissance théorique et abstraite, la volonté d’embrasser le monde du regard comme un pur objet tout extérieur, grâce à une méthode de connaissance impersonnelle (sa passion pour les statistiques), au lieu de s’intéresser une bonne fois à la place qu’il y occupe, lui, à la manière dont il peut, lui, le rejoindre, à partir de sa situation particulière – étant bien entendu que jamais il ne se débarrassera de cette situation (il la remaniera seulement) et des « préjugés » (des idiosyncrasies) auxquels elle l’incline nécessairement, qu’il ne sera jamais une conscience anonyme, parfaitement transparente et raisonnable, mais qu’il peut seulement chercher à tirer parti du fait que sa situation le sensibilise à l’égard de certaines significations, lui fait vivre intensément une certaine vérité, lacunaire bien sûr, et qu’il convient de compléter par l’intelligence raisonnée de celles qui lui restent étrangères. Il lui reste à s’assumer dans sa singularité pour la dépasser effectivement et vivre quelque entreprise positive explicitant sa vérité à lui, au lieu de (persuadé que sa situation l’exile à tout jamais du monde et de l’humanité) chercher à rejoindre celle-ci en faisant abstraction de toute situation, en s’annulant systématiquement comme personne dans l’énoncé d’austères et abstraites généralités. »

André Gorz, Le traitre, p. 127, collection « Folio Essais », Paris, 2005.

Nous allons démarrer cette nouvelle année avec un cycle de cituations consacrées au philosophe André Gorz, grand connaisseur de Sartre et de Marx, dont les réflexions fondamentales sur l’économie, l’écologie ou encore l’intelligence artificielle sont particulièrement pertinentes et visionnaires.

Cette première cituation prolonge celle du mois dernier. Notre ancrage dans le monde complique la recherche de la connaissance théorique objective absolue. Nous sommes tous dans une situation particulière, singulière, qu’il nous faut comprendre, expliciter, si nous voulons mieux comprendre le monde et exercer véritablement notre liberté…

«  Par ailleurs, la « situation » qui se présente à l’individu n’est pas le seul fait de son parcours existentiel, qui charrie le passé. L’incomplétude de l’être, qui naît dépendant pour ensuite s’arroger le libre arbitre (Gorz ne rejette pas le rapprochement avec le libre arbitre des chrétiens), s’enracine dans un contexte plus large, d’ordre social et économique, qui agit à tout instant et dans le présent, et que seul le marxisme appréhende comme la forme de détermination essentielle que subit l’homme adulte dans ses choix. Que les fonctions et les rôles sociaux de l’individu définissent son identité en l’empêchant d’exister par lui-même sera pour Gorz une vérité inébranlable : « Ce n’est pas “je” qui agit, c’est la logique automatisée des agencements sociaux qui agit à travers moi en tant qu’Autre, me fait concourir à la production et reproduction de la mégamachine sociale.¹ » Il n’y a pas de liberté qui puisse s’affranchir de ce monde ; elle est par nécessité « située » dans le monde. Cela veut dire aussi que la rencontre du sujet et du contexte est constitutive d’une situation qui n’est pas jouée d’avance et qui offre toujours, à l’état virtuel, la possibilité de la révolte et d’une inflexion vers la liberté. L’injonction morale que suscite la permanente collusion du sujet avec cette double détermination, individuelle et sociale, est simple : il faut dans un même élan se modifier soi-même et modifier les conditions externes de son existence. Axiome synchronique et dialectique que récusent aussi bien le marxisme que le christianisme, qui privilégient chacun un pôle différent. »

Willy Gianinazzi, André Gorz, Une vie, p. 67, Editions La Découverte, Paris, 2016.
¹ André Gorz, Ecologica, p. 12, Galilée, Paris, 2008.

Cituation du mois de décembre 2017 (Cituation #17) :

«  La situation d’un être, au sens courant du terme, c’est la portion d’espace-temps qu’il occupe (son ici-et-maintenant propre), donc aussi son environnement et sa place, le cas échéant, dans une hiérarchie. C’est également, s’agissant d’un être humain, ce qu’il y fait. Par exemple quand on dit de quelqu’un qu’il a « une belle situation » : cela désigne moins un lieu qu’un métier, qu’une fonction, qu’un certain rang dans une hiérarchie sociale ou professionnelle. Toutefois l’usage philosophique du mot tend de plus en plus à se concentrer sur son acception sartrienne : être en situation, c’est être soumis à un certain nombre de données et de contraintes que l’on n’a pas choisies (être un homme ou une femme, grand ou petit, d’origine bourgeoise ou prolétarienne, dans tel ou tel pays, à telle ou telle époque…), mais que l’on reste libre d’assumer ou non. La situation, écrit Sartre, est un phénomène ambigu : c’est le « produit commun de la contingence de l’en-soi et de la liberté ». C’est donc notre lot, définitivement. Il y a toujours un monde, un environnement, des contraintes, des obstacles. Toujours la possibilité de les affronter ou de les fuir. C’est ce que Sartre appelle « le paradoxe de la liberté : il n’y a de liberté qu’en situation, et il n’y a de situation que par la liberté » (L’être et le néant, IV, I, 2, p. 568-569). »

André Comte-Sponville, Article Situation, dans Dictionnaire philosophique, p. 538, Presses Universitaires de France, 2001.

Nous finissons l’année fort avec cette magnifique cituation, tant sur le plan formel (six mentions du terme situation, et en plus une autre cituation imbriquée…), que sur le fond, qui nous rappelle que la situation est un concept philosophique important dans la philosophie sartrienne.

Une situation n’est pas qu’une position ou un ensemble de facteurs extérieurs donnés, elle inclut ou implique la dimension de l’action. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’elle est aussi un concept fondamental à mon sens des sciences cognitives : on pourrait même affirmer qu’une connaissance est un lien situation-action. En tout cas, cette dimension de l’action (qui inclut aussi le fait de décider de ne pas agir) en situation, soulève en philosophie la question du choix, du déterminisme, de la liberté… L’article de Comte-Sponville poursuit la réflexion sur ce sujet en utilisant des concepts qui échapperont au profane : « La situation est donc le corrélat objectif (déterminé, non déterminant) de ma subjectivité : c’est l’être propre de mon néant ». Quand je vous dit qu’on finit fort…

Dans ces réflexions sur la situation et sur la liberté, gardons bien en tête notre contexte qui est de capturer des connaissances dans un système informatique pour reproduire une expertise : dans ce cadre, le libre-arbitre n’a pas sa place. Toute incertitude ou choix aléatoire est le symptôme, soit d’un manque d’explicitation des connaissances, soit d’une réelle non-connaissance (ce qu’il faut également être en mesure d’accepter). Par contre dans la vraie vie et en philosophie, comme le précise la cituation du mois, la situation est le lieu d’expression du libre-arbitre.

Nous faisons l’hypothèse qu’il est possible de représenter les situations, en tout cas de les modéliser, même imparfaitement. Mais les philosophes peuvent arguer que cela est impossible :

 “Le concept de situation est caractérisé par le fait qu’on ne se trouve pas en face d’elle, qu’on ne peut avoir d’elle un savoir objectif. On est toujours placé dans une situation, on s’y trouve déjà impliqué et l’éclaircissement de cette situation constitue la tâche qu’on arrive jamais à achever.”

Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, p. 32, Editions du Seuil, 1976.

Gadamer poursuit en indiquant que « cet inachèvement ne tient pas à un manque de réflexion, mais résulte de l’essence de l’être historique que nous sommes. » Errare humanum est… La connaissance est possible, mais elle reste imparfaite, inachevée et avec une part de subjectivité. Mais il faut bien, à un moment donné, construire un modèle, même partiel, de la réalité : de la situation… Sinon, ce sera difficile d’agir sur le monde.

“L’appréhension de la situation est d’une telle nature qu’elle a déjà changé, aussitôt qu’elle rend possible l’appel à l’action et à un comportement.”

Karl Jaspers, La situation spirituelle de notre époque, Desclée de Brouwer, Paris, 1951.

Voilà qui va plutôt dans le sens de notre modèle : dès lors qu’une situation est appréhendée (donc éventuellement l’action associée exécutée) , elle change de nature, et nous voilà dans une nouvelle situation (passage au nos suivant…).

Release 3.3.6

EdiNoS 3.3.6 pour Mac

EdiNoS 3.3.6 pour Windows et Linux

Nouveautés de la version 3.3.6 :

  • Amélioration des fenêtres Question et Message intégrant l’éditeur HTML, en particulier autour du clic droit permettant de modifier les choix de réponse.
  • Diverses corrections de bogues et améliorations.
  •  La base metal fait désormais partie des bases exemples fournies.

Cituation du mois de novembre 2017 (Cituation #16) :

«  En français comme dans d’autres langues, on dit : “Le mieux est l’ennemi du bien” pour dire qu’il ne faut pas essayer de corriger une situation qui est déjà suffisante. Mais pour moi ce n’est pas le mieux qui est l’ennemi du bien, c’est le Bien qui est l’ennemi du mieux. Je veux dire que la seule chose qui nous est accessible, c’est le mieux et le moins bien. Le Bien est une abstraction. Nous n’y avons pas affaire directement.  J’éprouve beaucoup de méfiance à l’égard des régimes politiques qui se proposent d’instaurer le Bien. Et je me méfie aussi de ceux qui disent: “lI n’est pas possible d’améliorer la situation.“ Je pense que le mieux est possible. Pas le Bien. Parce que c’est un absolu. C’est vouloir quitter le jardin imparfait. Il en va de même pour la vérité. L’horizon de vérité est toujours présent, mais il ne faut pas espérer le  transformer en une estrade sur laquelle proclamer : “Je détiens la vérité“ »

Tzvetan Todorov, dans Books n° 83, mai-juin 2017, p. 14, propos recueillis par Henk de Berg et Karine Zbinden.

Cette cituation du mois, hommage à Tzvetan Todorov, est limpide et fondamentale : inutile de la commenter longuement. Efforçons-nous donc d’améliorer la situation et si la vérité est un horizon, alors soyons toujours prêts à corriger nos représentations…

Cituation du mois d’octobre 2017 (Cituation #15) :

« L’intelligence est notre dernier recours quand nous ne savons pas comment faire face à une situation. »

Jean Piaget

Je n’ai trouvé pas de référence précise pour cette cituation du mois attribuée à Jean Piaget. Il n’empêche qu’elle est très intéressante…

Elle me permet de reprendre la distinction entre expertise artificielle et intelligence artificielle, proposée lors de la cituation #5. En effet, c’est lorsque le graphe de situations ne donne rien, lorsque l’expertise artificielle atteint ses limites, que commencerait la véritable intelligence : celle qui exige une part de créativité, de recul sur son propre savoir pour proposer quelque chose de nouveau, d’inédit

Une remarque préliminaire : la première étape consiste à reconnaître que le cas courant, la situation, n’est pas connue, ce qui implique un premier niveau de distance sur ses propres connaissances : je sais que je ne sais pas…

Alors seulement peut démarrer la deuxième étape, qui consiste à explorer son savoir, rechercher des situations abstraites similaires, faire des analogies de situations, pour trouver, essayer une réponse, une action qui semblerait adéquate.

C’est souvent la nouveauté, la surprise que suscite cette nouvelle réponse qui va entrainer que le comportement sera qualifié d’intelligent. Et ce, d’autant plus si l’on sait que le système ne sait pas ou ne pouvait pas connaître à l’avance cette réponse adaptée. Davantage que la répétition, les connaissances « cablées », la simple mémoire, on préfère valoriser l’innovation, la création. Effectivement, elle seule nous permettra de nous adapter dans des situations inconnues jusqu’alors… Pourtant la réponse ne vaudra que si elle est efficace ou validée…

Une part de crédibilité entre également en jeu : on n’a le droit à l’erreur qu’un nombre limité de fois…

Prenons un exemple un peu paradoxal : le module Revinos, intégré à Edinos peut parfois susciter la surprise. Ce module consiste à accompagner la personne qui corrige le graphe de nos, en lui soumettant des cas similaires au cas qui a déclenché la révision du graphe. L’utilisateur peut être parfois « bluffé » par le système qui lui soumet des situations auxquelles il n’avait pas pensé… Mais le système ne fait que suivre un graphe de nos : il est « câblé » et ne fait que dérouler son expertise…

C’est ainsi que la distinction expertise artificielle / intelligence artificielle atteint ses limites car on aura aussi tendance à qualifier l’expert d’intelligent tout simplement parce que c’est celui qui va faire mieux que ce qu’on aurait fait («  bien vu, je n’y avais pas pensé… ») ou qui semble maitriser un domaine qu’on ne connaît pas…

Cituation du mois de septembre 2017 (Cituation #14) :

« Recadrer signifie selon la définition de Paul Watzlawick : changer le point de vue perceptuel, conceptuel et/ou émotionnel à travers lequel une situation donnée est perçue pour la déplacer dans un autre cadre qui s’adapte aussi bien même mieux aux « faits » concrets de la situation et qui va en changer toute la signification.»

Françoise Kourilsky, Du désir au plaisir de changer, p. 23, Dunod, 2008.

Prolongeons la réflexion de la cituation du mois précédent et allons jusqu’au bout de notre position : pour être très clair, recadrer signifie bien changer la situation, sans changer les « faits concrets » qui la constituent. C’est ce qu’on peut formuler quand on considère que l’interprétation des faits concrets et le point de vue du sujet font partie de la situation et la définissent.

Les éléments objectifs du réel (l’état du monde), ne sont qu’une partie de la situation. Evitons donc de les appeler situation : « faits concrets » est une très bonne formulation…

La situation est une notion subjective, au sens de liée au sujet, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être partagée et comprise par d’autres sujets. Seulement la situation inclut des facteurs qui ne sont pas liés aux seuls faits « objectifs », comme par exemple l’émotion du moment, le point de vue, l’historique des rapports entre personnes, l’état d’esprit, la motivation, les buts, les valeurs, etc… La notion de cadre est une excellente métaphore pour montrer la relativité des points de vue sur l’état du monde… Les mêmes faits peuvent être vus, cadrés, d’une manière complètement différente entre un moment et un autre, entre une personne et une autre… et être interprétés ou modélisés comme des situations différentes. Et le recadrage permet de sortir de la situation dans laquelle nous étions enfermés…

Cituation du mois d’août 2017 (Cituation #13) :

« La neige fondait sur la montagne et Bunny était mort depuis plusieurs semaines quand nous avons fini par comprendre la gravité de notre situation

Donna Tartt, Le Maître des illusions, p. 11, Pocket, 2014.

Voilà la phrase d’introduction (incipit) du livre Le Maître des illusions.

Le lecteur est accroché : quelle est donc cette situation qui semble grave, dramatique pour ses protagonistes ? Va-t-il falloir lire les 790 pages pour le savoir ? Il peut falloir du temps et de l’énergie pour appréhender complètement une situation … Pour le lecteur, mais aussi pour les protagonistes, qui n’ont pas réalisé tout de suite qu’ils étaient dans une situation grave.

Et cette qualification de grave caractérise la situation et la modifie… Rien n’a changé, certes, au niveau des faits qui se sont déroulés, et il y a eu potentiellement de nouveaux faits ou de nouvelles informations en lien avec la situation : toujours est-il que l’interprétation de la situation est devenue différente, donc la situation est maintenant différente…

Car une situation est bien une interprétation… (voir Cituation #2)

Cituation du mois de juillet 2017 (Cituation #12) :

« I get woken up in the middle of the night all the time. Some crisis somewhere in the world, some situation somewhere in the Situation Room…

– Well, that’s better than a dump truck. »

Réplique des personnages Frank Underwood et Thomas Yates dans la série House Of Cards, saison 3, épisode 36.

Dans la traduction française, le terme situation n’apparait pas :

« Je suis tout le temps réveillé au milieu de la nuit. Une crise quelque part dans le monde, un problème en salle de crise…

– C’est mieux que les éboueurs. »

Attardons nous un peu sur ce sens particulier dans la langue anglais du terme situation… En anglais effectivement, situation peut vouloir dire problème, crise : un sens que le terme en français ne porte pas…

Effectivement une situation peut être un moment de tension lorsqu’on ne sait pas comment la gérer (quelles sont les actions à effectuer dans ces circonstances ?…). C’est ainsi qu’une salle de crise s’appelle en anglais situation room. La plus célèbre étant celle de la Maison Blanche que J. F. Kennedy a créé après l’échec du débarquement américain à Cuba en 1961. L’objectif était de centraliser en temps réel toutes les informations provenant des différents canaux de communication dans un lieu unique : un grand collecteur d’informations sur lequel on peut s’appuyer pour prendre la meilleure décision…

« La salle de permanence de l’Agence européenne de gestion de la coopération opérationnelle des frontières n’est pas destinée à gérer les crises en direct mais plutôt à permettre d’avoir en permanence, un aperçu de ce qui se passe sur le terrain. C’est plutôt un « Centre de situation » qu’une « Salle de crise ». Aux murs, des cartes sur écran permettant d’avoir de façon lumineuse et illustrée une vue de la situation. »

Article En direct de la situation Room de Frontex, sur le site https://www.bruxelles2.eu

Il y aurait effectivement plusieurs types de Situation Room, selon qu’il y a réellement une crise sur laquelle il est urgent d’agir, ou si l’objectif est simplement de surveiller ou de superviser un dispositif (centre de contrôle). Sur ce point, la langue française est moins ambigüe avec le terme salle de crise.

Cette connotation négative dans la langue anglaise du terme situation est intéressante à creuser car elle révèle qu’une situation devient importante (et donc digne d’être désignée par des mots) lorsqu’on ne sait pas la traiter et qu’elle est donc un problème… On ne s’attarde pas sur les choses qui vont bien et pour lesquels notre savoir est efficace et éprouvé (les situations connues avec des actions connues…), sauf pour des questions d’apprentissage, mais lorsqu’on doit faire face à des situations inédites, alors la tension monte et peut mener  à la crise…

« Owen, we have a situation here ! »

Réplique du personnage Barry dans le film Jurassic World, réalisé par Colin Trevorrow, en 2015.

Cituation du mois de juin 2017 (Cituation #11) :

«  Ray Davies est un des très rares artistes surgis dans le monde du rock des années 60 dont on peut dire qu’il avait un regard. Un regard d’écrivain, de dessinateur, de photographe ou de cinéaste. Ou même simplement de journaliste chroniqueur. Cet homme a toujours eu une façon unique de résumer, le temps d’une chanson, des personnages et des situations : l’ouvrier qui, à force de travail et d’épargne, s’est bâti son petit pavillon et veut absolument oublier d’où il vient, les deux sœurs dont l’une, qui a réussi socialement, organise des dîners brillants à la ville et l’autre, qui se morfond à la campagne, regarde tourner sa machine à laver. Il y a chez Ray Davies et les Kinks l’art des mots, bien sûr, mais aussi l’art théâtral de la diction, soit celui de suggérer, par le choix d’une intonation ou d’un accent, le mépris de classe du grand bourgeois qui se croit au-dessus des autres ou, inversement, la gouaille populaire du cockney londonien qui ne s’en laisse pas conter par ceux de la haute. »

Michka Assayas, dans l’émission Very Good Trip  du 8 mai 2017 « Ray Davies et le rêve américain des Kinks », France Inter.

Résumer des personnages et des situations dans des chansons comme « Two sisters » ou « Mister Pleasant » des Kinks, dans des romans ou dans des films : voilà ce qu’on peut rechercher dans l’art en général… Mais décrire, dépeindre des situations, en quoi cela intéresse-t-il le spectateur, le lecteur ou l’auditeur ? Après tout, celui-ci peut être complètement indifférent à l’oeuvre (et l’artiste manque alors sans doute son but). Une réponse possible consiste à considérer qu’une situation n’est ni quelque chose d’abstrait, ni une simple description de l’état du monde :

  • D’abord une situation est incarnée, par des personnages, qui sont en situation justement. On ne dit pas d’une oeuvre qui dépeint un simple paysage qu’elle dépeint une situation…
  • Ensuite la situation m’intéresse dans l’oeuvre parce que je peux m’y retrouver, m’y projeter, ressentir de l’empathie avec les personnages concernés, me mettre dans leur peau, m’identifier à eux.
  • Cette projection me permet quelque part de me questionner, de prendre du recul, et même d’apprendre, en tout cas de tirer quelque chose de l’oeuvre. La littérature, le cinéma, la chanson permettent de confronter sa propre vision du monde avec des situations inédites. Dans cette situation, agirais-je comme le personnage ? Ou : comment éviter de se retrouver dans sa situation ? C’est le côté utilitariste de la chose : derrière la notion de situation il y a toujours le versant action
  • Et l’aspect moral sous-jacent : quelle est la bonne action ? Une question intéressante… Les artistes peuvent avoir aussi cette dimension moraliste. Sans forcément donner explicitement des leçons (car ils seront alors taxés de moralisateurs…), ils font passer des messages et cherchent à faire réfléchir. Ou pas…