Une cituation est une citation contenant le mot situation !
Chaque cituation dans cette rubrique est une occasion de discuter du concept de situation, de l’utilisation qui est faite de ce terme… et de prendre conscience de la place centrale de ce concept dans la cognition !

Cituation du mois de décembre 2021 (Cituation #58) :

« Le concept de « faux self » est déterminant pour saisir la nature psychique de l’homme du ressentiment : de même qu’il n’agit pas, qu’il réagit, de même il n’est pas, il se masque, même s’il n’en a pas conscience. Et d’ailleurs, il n’aura de cesse de refuser l’examen de sa propre conscience, refusant de considérer qu’il a une quelconque responsabilité dans sa situation. Il opte à jamais pour la mauvaise foi et s’y enferme. »

Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, p. 43, Editions Gallimard, Paris, 2020.

Qui est le responsable de ma situation ? Le simple fait de poser cette question pourrait être l’indice d’un glissement vers une attitude de ressentiment car en formulant cette question je sous-entends que je considère que je ne suis pas du tout responsable de ma situation, et il se pourrait bien que je cherche un bouc émissaire…

« Le renforcement actuel de l’individualisme peut également produire un terreau pour le ressentiment dans la mesure où l’individu fait sécession et commence à n’entrevoir sa responsabilité qu’à la condition de la distinguer de celle des autres. Premier réflexe, rendre les autres responsables du dysfonctionnement perçu ; second réflexe : considérer que nous ne sommes pas responsables des manquements des autres. L’individu ne veut plus porter sur soi la responsabilité collective mais, en même temps, chaque fois qu’il lui est donné la possibilité d’assumer une responsabilité individuelle, il la juge comme étant une responsabilité collective masquée. En somme, le ressentiment est cette astuce psychique consistant à considérer que c’est toujours la faute des autres et jamais la sienne. On invite chacun à prendre sur soi, mais dès que l’occasion se présente d’assumer sa responsabilité, on se considère comme irréprochable. »

Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, p. 37, Editions Gallimard, Paris, 2020.

Dans « Ci-gît l’amer, guérir du ressentiment », la philosophe Cynthia Fleury analyse la mécanique du ressentiment, cette posture mortifère pour l’individu comme pour la société, et rappelle les travaux de Max Scheler, Wilhelm Reich, Max Horkheimer, Theodor Adorno ou Robert Paxton, qui ont montré comment l’enfermement dans cette attitude mène tout droit au fascisme.

« Avant la traduction politique du ressentiment au niveau plus collectif, lorsque le nombre va venir rassurer le faux sujet et l’inciter à devenir plus vindicatif, précisément parce qu’il peut disparaître derrière le nombre et ne pas porter seul les conséquences de sa vindicte, l’homme du ressentiment pratique une forme d’introversion, de dissimulation, d’hypocrisie typique des soumis – non que l’hypocrisie soit nécessairement le corollaire d’une soumission – et s’enferme dans ses contradictions : honnir les autres, et en même temps s’en remettre à eux pour changer sa situation. »

Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, p. 207, Editions Gallimard, Paris, 2020.

L’homme du ressentiment refuse l’action, il préfère remâcher, ruminer et s’enferme délibérément dans la victimisation. Il choisit la plainte à l’action et refuse l’engagement et la responsabilité qui sont le propre d’une personne libre.

« Il est impossible de dépasser le ressentiment sans que la volonté du sujet entre en action. C’est précisément cette volonté qui est manquante, enterrée chaque jour par le sujet lui-même, pour lui éviter aussi de faire face à sa responsabilité, à sa charge d’âme, à son obligation morale de dépassement. »

Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, p. 25, Editions Gallimard, Paris, 2020.

« Seule aptitude du ressentiment et dans laquelle il excelle : aigrir, aigrir la personnalité, aigrir la situation, aigrir le regard sur. Le ressentiment empêche l’ouverture, il ferme, il forclôt, pas de sortie possible. Le sujet est peut-être hors de soi, mais en soi, rongeant le soi, et dès lors rongeant la seule sortie possible vers le monde. »

Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, p. 24, Editions Gallimard, Paris, 2020.

« Très intéressante, l’analyse deleuzienne qui démontre comment l’homme du ressentiment, d’une incapacité à admirer, passe à une incapacité à respecter quoi que ce soit, et pas seulement l’objet de son dénigrement. Cela est d’ailleurs assez, logique : si l’admiration confère au sujet une capacité assez indéterminée d’augmentation de son esprit et de son champ d’action, à l’inverse le ressentiment produit un rétrécissement de l’âme, tout aussi indifférencié. « Le plus frappant dans l’homme du ressentiment n’est pas sa méchanceté, mais sa dégoûtante malveillance, sa capacité dépréciative. Rien n’y résiste. Il ne respecte pas ses amis, ni même ses ennemis. Ni même le malheur ou la cause du malheur. » »

Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, p. 80, Editions Gallimard, Paris, 2020, citant Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 134, PUF, 1991.

Nous terminerons par la citation suivante, toujours extraite de ce livre très éclairant pour nos temps difficiles :

« La lutte contre le ressentiment enseigne la nécessité d’une tolérance à l’incertitude et à l’injustice. »

Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, p. 9, Editions Gallimard, Paris, 2020.

Cituation du mois de mai 2021 (Cituation #57) :

« Dans chaque situation, je cherche ce qu’il y a de mieux à faire. Et ici, le mieux, c’est de prendre un verre et de dire à nos commanditaires : “Ne vous en faites pas, on a la situation en main”.

Parce ce que c’est la seule chose qu’ils ont envie d’entendre. »

Réplique du personnage de François Hollande dans la bande dessinée Héros de la République, de Joann Sfarr et Mathieu Sapin, Dupuis, 2021.

A toute situation, son action ? Vraiment ? C’est bien ce que notre modèle propose et c’est précisément la manifestation d’une expertise dans un domaine donné… Mais faut-il généraliser cela à la vie courante ? Y-a-t-il toujours une action adéquate à chaque situation ? On pourrait donner deux réponses.

D’abord, ne pas agir est bien une action : décider de ne rien faire reste une décision… En suivant ce point de vue, on reste dans le modèle situation – action, considérant que l’inaction est une action comme les autres.

Mais un deuxième point de vue consiste à critiquer cette exigence perpétuelle d’action ou de réponse adaptée… Cette exigence moderne de maitrise ou de contrôle de l’environnement qui déborde dans tous les domaines…

Le raisonnement de la modernité est le suivant. Je dois maitriser mon environnement. Cette maitrise, je l’obtiens par mes actions sur l’environnement. Donc à toute situation, il doit y avoir une action qui me permettra de contrôler l’environnement.

Bien sûr cette démarche a permis le progrès, le développement des sciences et des techniques mais ce raisonnement a ses limites… Car il peut laisser penser que l’homme peut absolument tout maitriser : la nature, la santé, le vivant, etc. Et il aboutit au leurre du contrôle absolu de tous les domaines de la vie et à la vision dangereuse que le monde doit toujours être disponible pour nous.

« (…/…) dans la mesure où nous, membres de la modernité tardive, visons, sur tous les plans cités – individuel, culturel, institutionnel et structurel -, la mise à disposition du monde, le monde nous fait toujours face sous forme de « point d’agression », ou de série de points d’agression, c’est-à-dire d’objets qu’il s’agit de connaître, d’atteindre, de conquérir, de dominer ou d’utiliser, et c’est précisément en cela que la « vie », ce qui constitue l’expérience de la vitalité et de la rencontre – ce qui permet la résonance -, que la « vie » , donc, semble se dérober à nous, ce qui, à son tour, débouche sur la peur, la frustration, la colère et même le désespoir, qui s’expriment ensuite entre autres dans un comportement politique impuissant fondé sur l’agression. »

Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, Editions La Découverte , Paris, 2020.

Cituation du mois d’avril 2021 (Cituation #56) :

« – Que dois-je faire quand il s’agit de l’intérêt national ? Jusqu’où puis-je aller ?

– Je ne suis pas certain que Sa Majesté soit au courant, mais peu de temps après la mort de votre père, le ministre des Affaires Etrangères est venu supplier Sa Défunte Majesté d’intervenir. Ce n’était pas une demande officielle, mais une requête personnelle. En qualité d’ami. Pour pousser le ministre à démissionner.

– Qu’est-ce que mon père a dit ?

– Et bien, Sa Majesté était, comme son père avant lui, un fervent défenseur des conventions et traditions. Il n’aurait jamais rien fait qui puisse violer la constitution, ni dépasser les limites.

– Alors j’ai eu ma réponse…

– Mais… C’était Sa Majesté et pas Votre Majesté. Je lis les journaux, j’écoute les informations à la radio. Et la situation que nous vivons aujourd’hui est différente de celle qui avait poussé M. Eden à venir trouver votre père. Situation différente, souverain différent. »

Répliques des personnages Reine Elisabeth II et Alan Lascelles, dit Tommy, secrétaire privé de George VI, dans la série The Crown, Saison 1, Episode 4.

En décembre 1952, la reine Elisabeth doit faire faire à une situation assez particulière. Un gigantesque Smog recouvre Londres depuis plusieurs jours et provoque une pollution de l’air inédite qui a des conséquences sanitaires considérables. Le premier ministre, Winston Churchill, considérant qu’il s’agit d’un simple phénomène météo, qui finira par passer, se refuse à prendre des décisions qui risqueraient d’impacter l’économie, comme par exemple l’arrêt des centrales thermiques. L’opinion publique gronde et souhaite la démission de Churchill.

Elisabeth 2 est sollicitée par ses proches pour intervenir. Elle consulte alors Tommy, l’ancien conseiller de son père. Celui-ci lui révèle que, dans une situation similaire, c’est-à-dire dans des circonstances où le même premier ministre, Winston Churchill avait été fortement contesté, le Roi avait refusé de pousser son Premier Ministre à démissionner, ou de considérer que celui-ci était en incapacité de gouverner.

A travers la formule « Situation différente, souverain différent », Tommy veut signifier qu’il y a deux arguments pour qu’Elisabeth agisse différemment de son père :

1 : La situation est plus grave.

2 : Chacun prend ses responsabilités et ses décisions, selon ses valeurs et sa personnalité. Si Elisabeth décide de prendre ses distances avec les coutumes et les règles ancestrales, c’est sa liberté et elle a le droit de ne pas prendre les mêmes décisions que son père. Le Prince Philip a d’ailleurs poussé son épouse Elisabeth, tout au long de son règne, à dépoussiérer et moderniser la monarchie…

Les deux situations ne seraient donc pas tout à fait analogues selon Tommy. En outre, même si cela avait été le cas, c’est la responsabilité de chacun de choisir d’appliquer ou non des règles ou des modèles qui sont proposés. Et d’en assumer les conséquences : tel est l’exigeant exercice de la liberté…

Finalement, alors qu’Elisabeth parait sensible aux conseils de Tommy, des événements particuliers poussent Winston Churchill à changer complètement sa position. Mais il semble que toute cette histoire a été largement romancée dans la série (voir https://www.radiotimes.com/tv/entertainment/the-crown-discover-the-real-great-smog-that-brought-london-to-a-standstill/) …

Cituation du mois de mars 2021 (Cituation #55) :

« Une situation peut être catégorisée d’une infinité de manières, ce qui se traduit par la diversité du choix des mots, mais aussi des expressions ou des proverbes pour la désigner. Le vieux piano peut être instrument de musique dans le contexte d’un cours particulier et devenir meuble dans le contexte d’un déménagement, ou nid à poussière pour la personne qui fait le ménage, ou signe extérieur de raffinement pour ceux qui le font trôner fièrement au milieu de leur salon.  »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 235, Odile Jacob, Paris, 2013.

Cette catégorisation des situations que nous pratiquons est un processus mystérieux et puissant qui fonctionne en permanence dans notre cerveau, de manière inconsciente :

« Les myriades d’analogies qui apparaissent et disparaissent en continu dans nos têtes n’ont pas pour seule fonction la recherche d’étiquettes lexicales. Nombre d’entre elles sont créées pour donner sens à des situations à plus grande échelle auxquelles nous sommes amenés à faire face. Identifier, sous la forme d’un concept déjà connu, l’essence d’une situation complexe qui se présente à nous pour la première fois implique une compréhension plus profonde et plus globale que celle qui consiste simplement à apposer mentalement des étiquettes sur ses maintes composantes. Et pourtant, ce processus plus profond – l’évocation par analogie d’un souvenir longtemps enseveli – est tellement essentiel et normal dans nos vies que nous n’y pensons pas et ne nous en apercevons pas. C’est un processus automatique et presque personne ne se demande pourquoi il se produit, ni comment, tellement il est familier. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 26, Odile Jacob, Paris, 2013.

En poussant le raisonnement, il n’y a jamais une situation mais une multitude de situations face à nous :

« (…/…) on ne se retrouve jamais devant une situation isolée, mais (…/…) on fait face toujours à une multitude de situations, et qu’il n’y a jamais un seul point de vue possible, mais toujours une multitude de points de vue envisageables. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 146, Odile Jacob, Paris, 2013.

Face à cette multitude, nous pourrions nous sentir complètement perdus : heureusement, la catégorisation va nous aider à nous y retrouver et à identifier une situation (qui deviendra pour nous la situation, qui fera sens pour nous et nous permettra d’agir…).

Car, la catégorisation ne se produit pas ex nihilo, elle est guidée par un contexte, une perspective, un point de vue, un but. 

« Toute situation se prête à de multiples catégorisations. La catégorie sélectionnée détermine la perspective selon laquelle la situation est appréhendée. Le champ des situations évoquées ici montre l’absurdité d’envisager toute frontière fixe et toute interprétation figée. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 147, Odile Jacob, Paris, 2013.

Nos prismes d’appréhension de la situation (objectifs, intérêts, humeurs, …)  constituent un atout pour orienter la catégorisation mais présentent aussi des inconvénients car le point de vue choisi consciemment ou inconsciemment peut devenir « biais cognitif » (et quelque part nous aveugler)…

L’expertise commence quand on est capable d’identifier les caractéristiques profondes de la situation :

« Aboutir à distinguer dans une situation ses aspects contingents d’autres caractéristiques plus profondes est un progrès intellectuel important pour un individu. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 252, Odile Jacob, Paris, 2013.

Comprendre, par exemple, à la lecture d’une fable, la morale de l’histoire et distinguer dans le texte les aspects superficiels, de ce qui compte vraiment dans l’histoire est une faculté remarquable, jalousée par les ordinateurs. Et ceci s’applique dans tous les domaines d’expertise.

« Ces rapprochements apparemment triviaux pour l’être humain constituent de très sérieux défis pour les chercheurs en intelligence artificielle. Pénétrer si rapidement la profondeur, c’est le propre de l’intelligence humaine et les ordinateurs ne peuvent que rêver du jour où ils pourront eux aussi se rendre compte en un clin d’œil que deux situations sont « exactement les mêmes », bien qu’elles soient en surface si différentes. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 144, Odile Jacob, Paris, 2013.

Mais il est maintenant temps de terminer, à regret, notre tour du livre L’analogie, coeur de la pensée par une dernière cituation…

« Ainsi, l’analogie, loin d’être un phénomène ponctuel, envahit et détermine la cognition de pied en cap, depuis les actes les plus banals et inconscients d’identification d’objets familiers (« ceci est une table ») jusqu’aux découvertes scientifiques les plus abstraites (par exemple, la théorie de la relativité générale) et aux créations artistiques les plus inspirées, en passant par ce qui guide la manière dont chacun interagit avec son environnement, interprète une situation, raisonne au quotidien, prend des décisions et acquiert de nouvelles connaissances. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 28, Odile Jacob, Paris, 2013.

Cituation du mois de février 2021 (Cituation #54) :

« La seule manière pour prendre des décisions, qu’elles soient cruciales ou futiles, est de recourir à des analogies faites avec un éventail de situations précédentes (vécues à la première personne ou par procuration) évoquées par la situation actuelle. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 399, Odile Jacob, Paris, 2013.

La prise de décision est un processus qui recourt à l’analogie, sur la base de l’encodage que chacun a fait de ses expériences passées. Pour les auteurs, analogie, catégorisation et abstraction sont des mécanismes similaires.

« Rappelons que l’abstraction est la manière d’englober deux entités concrètes différentes. Si une situation nous en rappelle une autre ou si une expression imagée, voire incarnée, nous vient à l’esprit dans une certaine situation, c’est parce que nous avons la capacité de relier entre eux des éléments concrets, ce qui n’est rien d’autre qu’une capacité d’abstraction. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 350, Odile Jacob, Paris, 2013.

Mais les événements vécus ont été mémorisés d’une certaine « manière », liée au contexte, à notre état d’esprit ou à nos buts au moment où l’événement a eu lieu. C’est toute la différence entre un événement (objectif) et une situation vécue (subjective) : 

« (…/…) on ne conserve pas en mémoire le recueil « objectif » des événements passés, parmi lesquels on partirait à la pêche lorsqu’une situation nouvelle survient : les événements font plutôt l’objet d’un encodage sémantique. Les situations sont formatées dans notre mémoire par nos concepts ; nous les percevons et les mémorisons à travers eux. Les évocations sont rendues possibles parce que certains aspects de la situation vécue ont été repérés et mémorisés lors de l’encodage initial de cette situation. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 214, Odile Jacob, Paris, 2013.

Une des difficultés de l’apprentissage est dans cette « incarnation » de la connaissance : chacun a eu l’occasion d’expérimenter qu’un apprentissage purement formel est rarement suffisant et que la « pratique » est nécessaire pour établir les connexions avec les concepts construits par le sujet et les situations antérieures vécues : 

« Enfin, une description formelle d’un domaine de connaissance ne reflète pas la nature des connaissances qui permettent à un être humain de penser ce domaine. La structure formelle des situations n’est pas ce que l’être humain préfère manier : quand on se trouve face à une nouvelle situation, on privilégie une approche non formelle. Apprendre, ce n’est donc pas construire des structures mentales formelles, mais construire de nouvelles catégories et raffiner des catégories déjà établies.

La familiarité est l’une des clés de l’analogie pour la simple raison qu’une personne, pour faire face de la meilleure façon possible à l’inconnu, privilégie ce qu’elle connaît bien. Nous ne parlons pas là d’un choix conscient, mais d’un processus inconscient qui domine les relations de chacun avec son environnement. Ce processus analogique constitue donc le fondement même de la compréhension du monde et des situations auxquelles nous sommes amenés à faire face.  »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 470, Odile Jacob, Paris, 2013.

Cituation du mois de janvier 2021 (Cituation #53) :

« (…/…) il n’y a rien de plus omniprésent dans la pensée, ni de plus essentiel, que l’assignation d’entités et de situations à des catégories familières. Nous devons continuellement découper le monde pour le simplifier ; c’est une nécessité pour ne pas nous retrouver démunis devant la singularité de chaque instant, de chaque situation, qui diffère toujours, ne serait-ce que de manière infime, de ce qui a déjà été vécu.  »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 608, Odile Jacob, Paris, 2013.

L’analogie, la catégorisation, l’abstraction sont selon Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander un seul et même processus cognitif, un processus central et vital…

« L’être humain sait, et a besoin de s’affranchir de certaines particularités pour détecter des points communs, et il s’appuie sur cette capacité d’abstraction pour mobiliser ses connaissances passées lorsqu’il est confronté à une situation nouvelle. L’abstraction est donc avant tout l’outil quotidien du commun des mortels pour cheminer entre catégories et pour, tout simplement, percevoir le monde et interagir avec lui. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 314, Odile Jacob, Paris, 2013.

L’expert d’un domaine est celui qui a construit un grand nombre de catégories sur le sujet, ce qui lui permet, plus facilement qu’un novice, d’identifier la catégorie pertinente.

« En changeant sa catégorisation de certains aspects d’une situation, une personne change son regard sur cette situation. L’expert est celui qui est capable d’avoir suffisamment de regards pour en adopter un qui convient pour chaque situation qu’il rencontre. Les catégories spécifiques lui sont précieuses parce qu’elles lui permettent de distinguer entre différentes situations et qu’elles lui fournissent les informations les plus précises possible. Les catégories abstraites lui sont précieuses parce qu’elles lui permettent d’embrasser large et de percevoir une essence, un squelette conceptuel. En résumé, les catégories spécifiques permettent d’être précis, alors que les catégories abstraites permettent d’être profond. Précision et profondeur sont les deux mamelles de l’expertise. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 303, Odile Jacob, Paris, 2013.

Il n’est pas juste de dire que la pensée de l’expert serait logique alors que celle du novice serait analogique :

« Or l’expertise ne conduit pas à un changement de mode de pensée évinçant l’analogique au profit du logique. En effet, l’expertise s’acquiert en développant et en organisant des catégories (…/…). À défaut d’une perception formelle des situations, l’être humain a la capacité de traiter la nouveauté comme du connu à travers la catégorisation. Acquérir des connaissances, c’est construire des catégories pertinentes. L’analogie sert à comprendre les situations et à se représenter les notions, et cela à tous les niveaux, pour le débutant le plus ignorant comme pour l’expert le plus aguerri. Ce qui distingue l’un de l’autre n’est pas le mode de pensée –  que l’on pourrait imaginer logique pour l’expert et analogique pour le débutant -, mais les différentes catégories sur lesquelles l’un et l’autre se fondent pour penser, ainsi que la manière dont ces catégories sont organisées pour l’un et pour l’autre. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 474, Odile Jacob, Paris, 2013.

Cituation du mois de décembre 2020 (Cituation #52) :

« Une situation très est donc une situation qui qualifie le monde extérieur par rapport aux attentes que l’on a relativement à ce monde ou aux normes qu’on lui connaît. Pour percevoir une situation très, il faut non seulement être concentré sur quelque chose d’externe (comme le retard d’un avion) ou sur un état interne (avoir faim), mais il faut aussi être conscient, au moins dans une certaine mesure, de ses propres attentes ou des normes en la matière. « Ah zut… il va arriver très en retard, ce vol. »  »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 87, Odile Jacob, Paris, 2013.

De même que les proverbes et les expressions représentent des catégories de situations, de simples mots, non seulement des noms, des adjectifs, mais aussi des adverbes (très, pourtant, …), des conjonctions de coordination (et, mais, ou, …) désignent aussi des catégories mentales, des concepts, des situations…

« Un enfant développe sa catégorie des situations très (tant les creux sémantiques que les créneaux syntaxiques) comme il développe toute autre catégorie. Il fera cet apprentissage sans supervision, car l’école n’enseigne rien de tel et n’a nul besoin de le faire ; l’enfant deviendra, sans efforts particuliers (sans même parler d’efforts conscients), très expert ès très. Il entendra des usages poétiques, désuets, argotiques, joueurs, et marginaux comme « ma très chérie », « j’ai très besoin de ça »,  « mon pote est très dans le coup », « ça s’est passé très en début de soirée », et sans y penser il fera lui-même quantité de ce type d’exploration plus ou moins audacieuse. Ce faisant il développera un sens personnel des périphéries de cette catégorie – la catégorie lieux et usages appropriés pour le mot « très ».  »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 90, Odile Jacob, Paris, 2013.

Il y a donc des situations très, des situations et, des situations mais, etc… Dont les contours sont appris, développés, affinés par chacun tout au long de sa vie.

« L’acte de catégorisation qui distingue les situations et des situations mais n’est pas extrêmement subtil, mais il est extrêmement utile et souvent suffisant. Pourtant, les larges catégories que nous avons étiquetées « situations et » et « situations mais » regroupent de nombreuses sous-catégories dont les nuances se découvrent au fur et à mesure, d’abord durant l’enfance, puis encore lorsque l’on est adulte, jusqu’à pouvoir distinguer entre ces sous-catégories et par conséquent choisir en temps réel le connecteur précis – qu’il s’agisse d’un mot ou d’une expression – qui décrit le mieux la situation en question dans l’espace du discours. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 95, Odile Jacob, Paris, 2013.

Pour que nous puissions être capables de tenir un flot de discours avec nos interlocuteurs, nous devons choisir en permanence les « bons » mots et cela se fait par catégorisation / analogie. C’est même notre spécialité, en tant qu’êtres humains utilisant le langage. 

« Nous percevons et catégorisons les situations dans l’espace du discours, et nous le faisons aussi promptement et naturellement que le lion chasseur dans la savane choisit sa trajectoire en une fraction de seconde pour poursuivre et capturer sa proie.  »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 91, Odile Jacob, Paris, 2013.

Mais ce qui se passe dans notre tête lors du choix d’un mot n’est qu’un exemple de ce processus plus général qu’est la pensée, qui fonctionne de la même manière :

« Nous autres humains excellons dans les mises en correspondance souples entre des situations nouvelles et des concepts enfouis dans notre mémoire, sans avoir la moindre conscience que c’est par milliers que nous réalisons chaque jour de telles associations. Tout comme les danseurs accomplis montrent constamment leur virtuosité à faire des manœuvres rapides dans l’espace physique, les locuteurs accomplis d’une langue montrent sans discontinuer leur virtuosité à exécuter des manœuvres rapides dans l’espace conceptuel, où une « manœuvre » consiste à viser exactement l’endroit approprié parmi son vaste stock d’expériences et à y cueillir un souvenir hautement pertinent, recouvrant de manière profonde et importante la situation actuelle. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 160, Odile Jacob, Paris, 2013.

Cituation du mois de novembre 2020 (Cituation #51) :

« Reconnaître la présence d’un proverbe dans une situation donnée peut fournir une perspective toute nouvelle sur cette situation. C’est porter un regard abstrait, non évident, qui, dépasse la similitude superficielle. Les proverbes sont utilisés pour désigner des catégories abstraites et complexes, dont la subtilité est telle que leur incarnation par une situation concrète permet de donner sens à une situation qui sans cela serait quelque peu obscure. La décrire par le proverbe la rend intelligible. L’application d’un proverbe à une situation jamais vue auparavant fournit une compréhension qui ne provient pas d’un enchaînement logique abstrait mais qui résulte de l’adoption d’une certaine perspective sur cette situation, une sorte de filtre construit sur la base du cas concret décrit par le proverbe. Un proverbe sert donc d’étiquette pour une catégorie, éventuellement vaste, de situations passées, présentes, futures, hypothétiques, etc. – très variées entre elles mais qui sont néanmoins liées les unes aux autres par analogie. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 128, Odile Jacob, Paris, 2013.

Les proverbes, tout comme les fables, les expressions ou les simples mots, sont des étiquettes sur des catégories de situations qui nous servent dans la vie de tous les jours pour comprendre le monde et pour communiquer :

« (… /…) ce n’est pas la valeur de vérité d’un proverbe qui compte, mais sa faculté à faire percevoir une situation, à l’interpréter au-delà de l’observation de l’enchaînement des faits. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 129, Odile Jacob, Paris, 2013.

L’utilisation d’un proverbe illustre la présence d’un « squelette conceptuel » entre des situations qui pouvaient sembler différentes en premier abord.

« À quel degré de généralité un proverbe s’applique-t-il ? Quelle est l’étendue des situations auxquelles un proverbe peut être attribué sans que cela semble exagéré, voire incongru ? (…/…) l’ampleur de la catégorie couverte par un proverbe indique une capacité de rapprochement entre situations qui ne partagent une essence commune qu’à un niveau élevé d’abstraction, et en dépit de nombreuses différences à des niveaux plus concrets. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 134, Odile Jacob, Paris, 2013.

Le proverbe permet de rendre concret cette catégorie abstraite, cette essence commune, ce squelette conceptuel (la cituation du mois précédent parlait de noyau de situation).

« (…/…) les membres de la catégorie abstraite dont le proverbe est l’étiquette lexicale semblent aussi réels, voire presque aussi visibles et tangibles, que les objets matériels. Tout autant qu’il y a des ceintures de sécurité et des enfants à l’arrière de la voiture, il y a une situation mieux vaut prévenir que guérir dans la voiture. Tout autant qu’il y a un fouillis indescriptible dans la maison et une fête d’adolescents dans le salon, il y a, dans la maison une situation quand le chat est parti, les souris dansent. Tout autant qu’il y a une proposition d’embauche en suspens et la peur de ne jamais trouver une offre à la hauteur de ses attentes, il y a dans l’air une situation un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. II est clair que les catégories vont bien au-delà de ce qui est étiqueté par un simple mot.»

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 139, Odile Jacob, Paris, 2013.

Cituation du mois d’octobre 2020 (Cituation #50) :

« L’intelligence est, selon nous, l’art d’aller droit au but, au cœur des choses, à l’essentiel, rapidement et de manière fiable. C’est, face à une situation nouvelle, l’art de mettre le doigt, avec souplesse et assurance, sur un précédent (ou une famille de précédents) stockés en mémoire. Cela veut dire ni plus ni moins que la capacité d’isoler le noyau d’une situation nouvelle. Et cela, à son tour, n’est rien d’autre que la capacité de trouver des analogies fortes et utiles. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 157, Odile Jacob, Paris, 2013.

Revenons pour quelque temps sur le livre L’analogie déjà cité dans les cituations #1 et #4. Ce livre passionnant et, osons le mot, fondamental, défend l’idée que catégorisation et analogie sont une seule et même chose et que ce processus est au coeur de la pensée :

« Une thèse centrale de ce livre est que les analogies envahissent chaque moment de notre pensée et en constituent l’indispensable moteur. Toute catégorie mentale est le résultat d’une longue série d’analogies qui relient des entités – des objets, des actions, des situations – séparées dans le temps et l’espace. Ces analogies dessinent un contour flou à toutes les catégories, leur conférant une souplesse cruciale pour la survie et le bien-être de la personne qui les a construites. Elles lui permettent de penser et d’agir dans des situations jamais rencontrées auparavant, la nantissent de nouvelles catégories à foison, enrichissent ces catégories en les étendant sans cesse, guident sa perception des situations grâce à leurs encodages à divers niveaux d’abstraction de ce qui a lieu dans l’environnement, et l’aident à effectuer des sauts mentaux imprévisibles et puissants. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 169, Odile Jacob, Paris, 2013.

La perception d’une situation est un moment clé, dans lequel idéalement il faudrait distinguer les aspects superficiels ou contingents des caractéristiques saillantes ou profondes de la situation qu’il faut mémoriser afin de pouvoir, dans le futur, tirer pleinement parti de l’expérience de cette situation.

« Les situations de la vie quotidienne ne sont pas livrées détachées de leur contexte et présentées dans de beaux cadres tout faits, cest-à-dire avec des frontières précises qui les découpent nettement du reste du monde. En revanche, nous filtrons notre environnement en le traitant partiellement et partialement. Chacun détermine pour soi où se trouvent les limites d’une situation et quels en sont les ingrédients clés, en suivant un enchaînement ultrarapide de jugements subtils, qui n’est évidemment pas effectué consciemment : nous encodons des situations à tout bout de champ selon des dimensions qui, ultérieurement, détermineront quels événements nous conduiront à les évoquer. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 200, Odile Jacob, Paris, 2013.

« Dans le monde réel, on ne peut évidemment pas prendre en compte les caractéristiques les plus détaillées d’une situation ; on est même obligé d’ignorer la presque totalité de ce qui compose chaque situation à laquelle on fait face. Cela veut dire que, lorsqu’on mémorise une situation, on en fait toujours un encodage sélectif : chaque expérience vécue se trouve dépouillée jusqu’à la caricature. »

Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’analogie, coeur de la pensée, p. 419, Odile Jacob, Paris, 2013.

Cituation du mois d’août 2020 (Cituation #49) :

« – Et si je ne pars pas ?
– Alors, je vais penser que tu es un lâche. Que tu te laisses abattre sans même essayer.
– Et si je ne suis pas assez bon ?
Il rit, et les autres rirent aussi.
– Tu es un métamorphe, Saul, tu t’adaptes à chaque situation. Nous le savons tous. La LNH n’a encore jamais vu de métamorphe. Crois-moi, tu seras assez bon.
– Tu en es sûr ?
– Comme il t’a dit, ce n’est pas à moi d’en être sûr.»

Richard Wagamese, Jeu blanc, p. 182, collection 10/18, 2019.

Un métamorphe, dans son sens courant en français, est un être capable de changer son apparence. Ce n’est pas exactement ce qui sera utile au personnage du jeune indien Saul pour faire ses preuves dans le championnat national de hockey sur glace du Canada (LNH)…
L’auteur étend donc le concept de métamorphe à partir de la capacité de changer son apparence physique, vers l’aisance particulière à s’adapter aux situations, ce qui est un changement également (mais intérieur avant tout…).
Cette capacité est généralement reconnue comme une des caractéristiques principales de l’intelligence.